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2ème partie (1652-1658)
La période mondaine - La conversion - Les Provinciales -Le miracle de la Sainte-Épine -La roulette La mort d’Etienne Pascal crée une situation nouvelle.
L’entrée de Jacqueline à Port-Royal
Jacqueline Pascal décide d’entrer en religion. Cette fois, c’est Blaise qui, de crainte de se retrouver complètement seul, lui demande d’y surseoir. Jacqueline part pourtant le 4 janvier 1652, laissant le soin d’avertir son frère à Gilberte, qui rapporte ainsi cet épisode : « La veille de ce jour-là, elle me pria d’en dire quelque chose à mon frère le soir, afin qu’il ne fût pas si surpris. Je le fis avec le plus de précaution que je pus ; mais quoi que je lui dise (...), il ne laissa pas d’en être fort touché. Il se retira donc fort triste dans sa chambre, sans voir ma sœur qui était lors dans un petit cabinet où elle avait accoutumé de faire sa prière. Elle n’en sortit qu’après que mon frère fut hors de la chambre, parce qu’elle craignait que sa vue lui donnât au cœur. Je lui dis de sa part les paroles de tendresse qu’il m’avait dites : après quoi nous nous allâmes tous coucher (...). Je n’en dormis point de toute la nuit. Sur les sept heures, comme je voyais que ma sœur ne se levait point, je crus qu’elle n’avait pas dormi non plus, et j’eus peur qu’elle ne se trouvât mal, de sorte que j’allai à son lit, où je la trouvai fort endormie. Le bruit que je fis l’ayant réveillée, elle me demanda quelle heure il était : je le lui dis (...). Ainsi elle se leva, s’habilla et s’en alla, faisant cette action comme toutes les autres dans une tranquillité et une égalité d’esprit inconcevables. Nous ne nous dîmes point adieu, de crainte de nous attendrir, et je me détournai de son passage lorsque je la vis prête à sortir. Voilà de quelle manière elle quitta le monde. »
Pascal est profondément bouleversé. Quelque temps après, Jacqueline lui écrit pour lui demander de consentir à sa prise d’habit : « Ne m’ôtez point ce que vous n’êtes pas capable de me donner (...). Vous devez connaître et sentir en quelque façon ma tendresse par la vôtre, et juger que si je suis assez forte pour ne laisser pas de passer outre malgré vous, je ne le suis pas assez pour être à l’épreuve de la douleur que j’en recevrai. Ne me réduisez pas à l’extrémité ou de différer ce que j’ai désiré si longtemps avec tant d’ardeur, et de me mettre ainsi au hasard de perdre ma vocation, ou de faire bassement (...) une action qui doit être toute de ferveur, de joie et de charité (...) et de me rendre par ce moyen tout à fait indigne des grâces que je dois attendre dans tout le reste de ma vie, par la lâcheté que j’aurais eue dans ces commencements et ne m’obligez pas à vous regarder comme l’obstacle de mon bonheur, si vous êtes capable de différer l’exécution de mon dessein, ou comme l’auteur de mon mal, si vous êtes cause que je l’accomplisse avec tiédeur. » Blaise finit par céder. Jacqueline prend le voile le 26 mai 1652.
Cette fois, Blaise reste seul. C’est le temps de la Fronde des Princes. En juin, Paris est livré aux partisans du prince de Condé, qui font régner la terreur. En juillet, la Grande Mademoiselle fait tirer les canons des remparts sur l’armée royale. Deux jours plus tard, les princes font massacrer des bourgeois à l’Hôtel de Ville. Il faut attendre octobre 1652 pour voir la défaite des Frondeurs : les princes quittent Paris, le roi y fait son entrée. C’est le début d’une pacification dont le pays a bien besoin.
Blaise Pascal dans le monde
Fréquentant alors le grand monde, Pascal s’y trouve, selon Gilberte, fort à son aise : « Il se trouva plusieurs fois à la Cour, où des personnes qui y étaient consommées remarquèrent qu’il en prit d’abord l’air et les manières avec autant d’agrément que s’il y eût été nourri toute sa vie. ». Pascal cherche de nouveau dans le monde le divertissement. « Ce fut », écrit Gilberte, « le temps de sa vie le plus mal employé. » Non qu’il sombre dans la débauche : sa sœur se réjouit de ce que « par la miséricorde de Dieu il s’y soit préservé des vices ». Mais il vit « l’air du monde, ... est bien différent de celui de l’Évangile ». Sa production scientifique se poursuit à un rythme intensif. Une enquête de l’académie Le Pailleur permet de faire le bilan de ses travaux : analyse numérique, carrés magiques, géométrie des coniques, lieux plans et solides, perspective, théorie des partis, recherches sur le vide et l’hydrostatique, l’ensemble est impressionnant. De juin à octobre 1654, Pascal entretient avec le magistrat toulousain Fermat une correspondance dans laquelle ils échangent leurs découvertes sur les partis, ancêtres du calcul des probabilités. Entre les deux géomètres, en pleine concurrence, le ton est celui de l’honnêteté la plus amicale : « nos coups fourrés », écrit Fermat, « continuent toujours et je suis aussi bien que vous dans l’admiration de quoi nos pensées s’ajustent si exactement qu’il semble qu’elles aient pris une même route et fait un même chemin. » Dans cette quête en commun, Pascal cherche visiblement plus que la vérité elle-même : il y trouve aussi la communication avec des « compagnons ». Il est aussi en plein travail sur le triangle arithmétique, auquel il découvre de multiples applications. Il rédige successivement deux versions de ce traité, en latin et en français, qu’il fait imprimer et se prépare à diffuser. Il achève enfin les traités de L’Équilibre des liqueurs et de La Pesanteur de la masse de l’air, qui généralisent ses travaux de physique. Autant de textes écrits dans un français plus clair et plus élégant que tout ce qu’un Roberval, un Desargues, et même un Descartes, ont produit sur des matières semblables. Ces productions s’appuient sur une réflexion méthodologique qui prolonge la correspondance avec le P. Etienne Noël : en 1655, Pascal compose un opuscule fondamental d’épistémologie, L’Esprit géométrique, dans lequel il formule les règles générales des démonstrations. Une section consacrée à L’Art de Persuader montre qu’à ses yeux, la communication des vérités est aussi importante que leur découverte.
La nécessité de soutenir un train de vie assez coûteux le contraint à s’intéresser de près à ses affaires : il tente de relancer la commercialisation de la machine arithmétique ; il achète une boutique à la Halle au Blé pour la louer à un commerçant. Grâce à l’influence du duc de Roannez, ami d’enfance et gouverneur du Poitou, il entre même dans une société dont le but est l’assèchement d’une partie du marais poitevin, dans l’espoir de recueillir à terme de substantiels bénéfices. Le voilà capitaliste. Mais il apporte aussi à la société ses compétences en matière d’hydraulique, exceptionnelles en son temps. On dit aussi qu’il songe un moment à un mariage avantageux. Dans le monde, il trouve matière à exercer son talent pour la vulgarisation scientifique, comme le rapporte la Muse historique du gazetier Loret (14 avril 1652) :
« Je me rencontrai l’autre jour Dedans le petit Luxembourg Auquel beau lieu, que Dieu bénie, Se trouva grande compagnie, Tant duchesses que cordons bleus, Pour voir les effets merveilleux D’un ouvrage d’arithmétique Autrement de mathématique, Où par un secret sans égal, Son rare auteur nommé Pascal Fit voir une spéculative Si claire et si persuasive Touchant le calcul et le jet, Qu’on admira son grand projet. Il fit encore sur des fontaines Des démonstrations si pleines D’esprit et de subtilité Que l’on vit bien en vérité Qu’un très beau génie il possède, Et qu’on le traita d’Archimède. »
Les personnes que Pascal fréquente sont d’ailleurs très ouvertes à de telles recherches. Il se lie avec le chevalier de Méré, dont l’intérêt pour le jeu occasionne sa recherche sur les partis. Mais ce n’est pas cela qui, chez lui, marque Pascal : Méré est à la fois le type et le théoricien de l’honnête homme, adapté à une société qui accorde une place croissante à l’harmonie des relations humaines, à l’art de converser, de se rendre utile et agréable à autrui. Idéal presque païen, dans lequel la religion tient peu de place, et qui frappe Pascal par sa grandeur autant que par ses insuffisances. Il fréquente aussi assidument Artus Gouffier, duc de Roannez : leur intérêt commun pour les sciences et les techniques crée entre eux des rapports amicaux, suivis et féconds. Charlotte, la sœur du duc, tiendra aussi par la suite une place considérable dans leurs relations.
Vers la deuxième conversion
Voilà pour la surface sociale. Pourtant, si cette entrée dans le monde lui a permis de supporter des moments difficiles, elle n’apporte pas à Pascal un réel contentement de l’esprit et du cœur. Il est sans doute travaillé par le souvenir de sa conversion de Rouen : il a le sentiment d’avoir manqué à sa vocation, d’avoir perdu, dans le monde, une route qui aurait dû être la sienne. Le 8 décembre 1654, Jacqueline écrit à Gilberte que leur frère a, « depuis plus d’un an, un grand mépris du monde et un dégoût presque insupportable de toutes les personnes qui en sont ». Fin septembre, il en parle franchement à Jacqueline : « il vint me voir », écrit-elle, « et à cette visite il s’ouvrit à moi d’une manière qui me fit pitié, en m’avouant qu’au milieu de ses occupations qui étaient grandes, et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde, et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché, il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela, et par une aversion extrême qu’il avait des folies et des amusements du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience, qu’il se trouvait détaché de toutes choses d’une telle manière qu’il ne l’avait jamais été de la sorte (...) ; mais que d’ailleurs, il était dans un si grand abandonnement du côté de Dieu, qu’il ne sentait aucun attrait de ce côté-là ». En bon augustinien, Pascal pense que, comme l’attrait pour Dieu est toujours un effet de sa grâce, sa sécheresse présente est la marque de son abandon. Jacqueline espère beaucoup de ces dispositions ; mais elle a du mal à provoquer le pas décisif. Il faut à son frère un guide, un directeur de conscience. Elle pense à Singlin, l’un des Solitaires de Port-Royal. Pascal est réticent : il se souvient sans doute de sa mésaventure avec M. de Rebours. Il accepte pourtant de faire retraite aux Granges de Port-Royal. Il y rencontre Singlin. Hésitation de part et d’autre. Au château de Vaumurier, il voit Lemaître de Sacy, en qui il trouve un interlocuteur plus commode. On trouve peut-être un écho de leurs conversations dans l’Entretien de Pascal avec M. de Sacy composé par Fontaine. Pascal y exprime des vues qui annoncent les Pensées. En tout cas, L’Abrégé de la vie de Jésus-Christ, qui date sans doute de 1655, et le premier Écrit sur la grâce, de fin 1655, portent la marque d’une réflexion approfondie et systématique sur la théologie augustinienne de la grâce et de la rédemption. Mais déjà, le 8 septembre 1654, Jacqueline a eu la satisfaction de pouvoir écrire : « Il est tout rendu à la conduite de M. Singlin. »
La nuit de feu
Ce que Pascal n’a dit à personne, pas même à Jacqueline, c’est que, dans la nuit du 23 novembre 1654, « depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demie », il a vécu une expérience bouleversante, qui a remédié à l’état de sécheresse spirituelle où il se trouvait. Expérience mystique, sans doute, mais il ne semble pas qu’il ait eu une vision ni une apparition d’ordre sensitif. Il eut plutôt le sentiment de la présence immédiate de Dieu à son cœur, qui a engendré l’enthousiasme, les « pleurs de joie » et cet attrait qui faisait défaut jusque-là. La soumission constatée par Jacqueline trouve ici sa source « soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur » est l’une des résolutions que Pascal a prises cette nuit. Bref, il se sent échapper au piège dans lequel il était pris. Blaise note sur un papier un « mémorial » qu’il conserve dans la doublure de son habit jusqu’à sa mort.
Pascal et les Ronannez
Jacqueline voudrait qu’il devînt Solitaire à Port-Royal. Mais son frère pense que sa place est toujours dans le monde. Les membres du groupe de Port-Royal avec lesquels il se lie sont ceux qui ne craignent pas de s’y engager : Antoine Arnauld, Pierre Nicole. Il ne rompt pas avec ses amis Méré et Damien Miton. Mais, désormais, il est décidé à ne plus laisser le monde lui imposer ses manières : au contraire, c’est lui qui entreprend de le changer, et tout comme lors de sa première conversion, il commence à essayer de convaincre son nouvel entourage à sa foi. Gilberte nous apprend que Pascal est souvent consulté par « des gens de grand esprit et de grande condition » qui l’interrogent sur la foi. Il semble que le premier Écrit sur la grâce soit destiné à son ami le duc de Roannez. Au printemps 1655, Pascal réside chez lui, et il entreprend de le convertir. Vers le mois de juillet, Roannez renonce, malgré les pressions familiales, à épouser Mlle de Mesmes, « le plus grand parti du royaume pour le bien, la naissance et la personne ». Son parent, le comte d’Harcourt, qui a proposé le mariage, s’emporte contre lui et contre Pascal, auquel il impute cette décision. Faut-il croire le récit de Marguerite Périer selon laquelle « une fois même une femme qui servait de concierge » alla chercher Pascal « à sa chambre pour le poignarder », sans le trouver heureusement, car « il était sorti ce jour-là, contre son ordinaire, de grand matin » ? Le duc n’est d’ailleurs pas le seul à être influencé par l’évolution de Blaise. Charlotte de Roannez a dix ans de moins que Pascal, et il faut attendre 1656-1657 pour qu’à son tour elle ressente l’appel de la conversion. Elle songe d’abord au mariage, mais, après une visite à Port-Royal des Champs, elle ressent le vif désir de s’y faire religieuse. Devant cette vocation subite, le duc va l’emmener réfléchir un moment en Poitou. Une correspondance commence alors entre la jeune fille et Pascal, qu’elle a mis dans la confidence. Son intérêt est de nous révéler la manière dont celui-ci conçoit et pratique la direction de conscience. Arnauld de Saint-Victor dit que « quand on demandait conseil à M. Pascal, il écoutait beaucoup et parlait peu ». C’est l’impression que donnent ses lettres à Mlle de Roannez : il suit de près les difficultés qu’elle rencontre, surtout les « commencements de douleur » et les inquiétudes qui accompagnent les conversions. Il ne force jamais sa correspondante : nulle remontrance, nulle correction. Il écoute ce qu’elle arrive à exprimer de sa vocation, pour l’aider à y voir clair en elle-même et à saisir la signification spirituelle de ses sentiments. Charlotte entre à Port-Royal en 1657, mais elle n’y demeure pas : l’action conjuguée d’une famille hostile et de Jésuites mécontents de voir le monastère recevoir une personne de si haute naissance finit par l’en arracher. La suite est triste. Charlotte est relevée de ses vœux et épouse le peu reluisant duc de La Feuillade. Le remords d’avoir laissé étouffer sa vocation la poursuit jusqu’au bout. Demeurer à Port-Royal eût certainement mieux convenu à son caractère. L’orgueil des familles tient rarement compte des vocations spirituelles.
La campagne des Provinciales
À l’époque où Pascal écrit ces lettres à Charlotte de Roannez, il est depuis un certain temps engagé dans une aventure bien caractéristique de cette forme de vie chrétienne qui s’est dessinée après la nuit du Mémorial. En janvier 1656 commence la campagne des Provinciales. Depuis très longtemps les théologiens de France et d’Europe sont en conflit sur les questions, discutées lors du Concile de Trente, de la prédestination et de la grâce. Il suffit d’une étincelle pour provoquer des querelles théologiques qui dégénèrent souvent en querelles de théologiens, augustiniens partisans de la grâce efficace contre molinistes plus ou moins radicaux. L’étincelle, en 1655, c’est la décision du vicaire de la paroisse de Saint-Sulpice, M. Picoté, de refuser l’absolution à l’un des plus hauts personnages du royaume, le duc de Liancourt, sous prétexte qu’il est lié à Port-Royal. L’affaire fait scandale. Arnauld proteste par une Lettre à une personne de condition, suivie d’une Seconde lettre à un duc et pair. Ses ennemis en profitent pour constituer une commission qui relève dans ces écrits deux erreurs, l’une de fait sur la présence de propositions jugées hérétiques dans l’Augustinus de Jansénius, l’autre sur le droit, touchant la doctrine de la grâce. Une condamnation par la Sorbonne serait grave pour le parti augustinien. Arnauld passe tout de suite dans la clandestinité, se cache à Port-Royal. Car la partie est truquée : l’assemblée de Sorbonne accepte bien de l’écouter, mais à condition qu’il se contente de déclarer son opinion « sans conférer ni discuter », et qu’il jure d’avance de se soumettre à la censure. Arnauld préfère protester par des écrits apologétiques, à bonne distance de la gueule du loup. Mais ses ennemis savent prendre leurs précautions : les bancs de l’assemblée sont bourrés de moines mendiants qui votent sur ordre ; les statuts n’en autorisent que huit, mais ils sont quarante. On limite le temps de parole à une demi-heure, le tout sous la surveillance du chancelier Séguier en personne. Dans l’incapacité de développer normalement la défense d’Arnauld, et avec la certitude que le vote final sera à la fois irrégulier et défavorable, les soixante docteurs augustiniens décident de protester en se retirant des discussions. Ils laissent du même coup le champ libre à leurs adversaires.
Début 1655, Pascal est à Port-Royal des Champs, où il rencontre Arnauld, Lancelot, Lemaître et Nicole, petit groupe très attentif au déroulement des événements. On décide, puisque l’affaire est perdue en Sorbonne, de faire entendre la protestation d’Arnauld dans le public. « Tous approuvèrent ce dessein , raconte Nicole, mais personne ne s’offrait pour le réaliser. Alors Montalte (Pascal), qui n’avait encore presque rien écrit, et qui ne connaissait pas combien il était capable de réussir dans ces sortes d’ouvrages, dit qu’il concevait à la vérité comment on pouvait faire ce factum, mais que tout ce qu’il pouvait promettre était d’en ébaucher un projet, en attendant qu’il se trouvât quelqu’un qui pût le polir et le mettre en état de paraître. Voilà comment il s’engagea simplement, et ne pensait pour lors à rien moins qu’aux Provinciales. Il voulut le lendemain travailler au projet qu’il avait promis ; mais au lieu d’une ébauche, il fit tout de suite la première lettre, telle que nous l’avons. Il la communiqua à un de ses amis, qui jugea à propos qu’on l’imprimât incessamment, et cela fut exécuté. » Pascal, qui réfléchit depuis longtemps sur le problème théologique de la grâce, est mieux placé que tout autre pour l’exposer en un style accessible au public mondain.
La Lettre écrite à un provincial par un de ses amis sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne, datée du 23 janvier 1656, rencontre un énorme succès. « Elle fut lue », écrit Nicole, « par les savants et par les ignorants. Elle produisit dans l’esprit de tous l’effet qu’on attendait. » Selon Saint-Gilles, elle choque « puissamment les adversaires, et surtout M. le Chancelier (Séguier) qu’on (...) mande en avoir été saigné sept fois depuis cinq ou six jours ». Ce bref libelle anonyme s’inspire à coup sûr des mazarinades qui ont foisonné durant la Fronde ; il en appelle au jugement du monde pour défendre un opprimé victime d’une basse intrigue politique : l’alliance contre nature des théologiens molinistes et dominicains contre Arnauld, chef du parti augustinien, est un bluff où l’apparence du débat théologique dissimule mal un pur règlement de comptes. Le succès entraîne Port-Royal à récidiver : la seconde lettre paraît le 5 février, la troisième le 12. L’impression et la diffusion exigent toute une organisation : « On en a donné par Paris et envoyé dans les provinces par douzaines, et le succès qu’on en apprend partout est incroyable. » Comment finance-t-on l’opération ? « Depuis environ trois mois en çà, écrit Saint-Gilles, c’est moi qui immédiatement ai fait imprimer par moi-même les quatre dernières Lettres au provincial, savoir la septième, huitième, neuvième, dixième (...). M. Arnauld s’est avisé d’une chose que j’ai utilement pratiquée. C’est qu’au lieu de donner de ces lettres à nos libraires Savreux et Desprez pour les vendre et nous en tenir compte, nous en faisons toujours tirer de chacune douze rames qui font six mille, dont nous gardons trois mille que nous donnons, et les autres trois mille nous les vendons aux deux libraires ci-dessus, à chacun quinze cents pour un sol la pièce ; ils les vendent, eux, deux sols six deniers et plus. Par ce moyen, nous faisons cinquante écus qui nous paient toute la dépense de l’impression et plus, et ainsi nos trois mille ne nous coûtent rien, et chacun se sauve. » Il est vrai que les précautions prises contre la police et les mouchards infiltrés dans les imprimeries accroissent les frais.
Pascal dans la clandestinité
Car la police est sur les dents. Le 30 mars, le lieutenant civil Dreux d’Aubray (le père de la Brinvilliers, la célèbre empoisonneuse) perquisitionne à Port-Royal des Champs à la recherche d’une presse. Les libraires et leur famille sont très exposés. Le mercredi 2 février 1656, « sur les onze heures et demie, on a pris prisonnier le sieur Savreux, libraire et relieur, fort affectionné pour la bonne cause, sa femme et deux garçons de sa boutique, et on les a mis dans les prisons de l’officialité », rapporte Saint-Gilles : « Il est contre les lois et inouï qu’on ait emprisonné une femme mariée, pour choses semblables. » Il faut aussi compter avec les Jésuites, qui, à partir du moment où les Provinciales s’en prennent à eux, mobilisent tous leurs réseaux d’information.
Pascal plonge dans la clandestinité. Il quitte son domicile de la rue des Francs-Bourgeois (l’actuel n° 54 de la rue Monsieur-le-Prince) , loge un temps chez le duc de Roannez, puis, sous le pseudonyme de M. de Mons, dans des auberges sans confort, mais peu sujettes aux contrôles de la police. Comme dit Lancelot, « quand on sait se mettre dans une auberge à dix sols par jour, comme l’auteur de la Petite Lettre, on trouve remède à ces difficultés. Cela est un peu difficile, je l’avoue, mais une Bastille est encore plus rude à souffrir ». Pascal a même l’humour de se loger à l’enseigne du Roi-David, en face du collège de Clermont, tenu par les Jésuites. Les recherches sur l’identité du polémiste anonyme vont bon train : tout le monde se livre au jeu des devinettes. Pascal a signé sa troisième lettre des initiales EAABPAFDEP, qu’il faut sans doute interpréter : « Et Ancien Ami, Blaise Pascal Auvergnat, Fils D’Etienne Pascal », mais qui pourrait le comprendre ? Le nom de Louis de Montalte n’apparaît qu’en 1657, dans l’édition collective des Provinciales. On soupçonne Arnauld, Antoine Lemaître ; le malheureux romancier Gomberville, qui sent le danger récuse publiquement l’attribution dans une lettre au jésuite Ducastillon. Sans doute soupçonne-t-on aussi Pascal : comme dit Gilberte, « cette manière d’écrire naïve, juste, agréable, forte et naturelle en même temps lui était si propre et si particulière qu’aussitôt qu’on vit paraître les Lettres au provincial, on jugea bien qu’elles étaient de lui, quelque soin qu’il eût de le cacher même à ses proches ». Une anecdote significative, dont nous connaissons deux versions, donne une idée de la manière dont les Jésuites tâtent le terrain. La version la plus ancienne est celle de l’historien Beaubrun : Florin Périer est venu rejoindre Pascal au Roi-David ; « Deux Jésuites, dont l’un était son parent, l’y vinrent visiter, et entrèrent chez lui par hasard comme on lui venait d’apporter des feuilles (des Provinciales) encore toutes mouillées de chez l’imprimeur Cette visite imprévue obligea de les jeter sur son lit et de les cacher en fermant les rideaux. » D’après Marguerite Périer, un frère que le jésuite « avait amené avec lui » s’est assis près du lit, sans s’apercevoir de rien. Selon Beaubrun, Pascal est présent : le jésuite « lui dit en sortant qu’il l’avertissait qu’on disait partout qu’il était l’auteur des Lettres au provincial et qu’il devait prendre garde à lui. M. Pascal ne se déferra point et répondit qu’il lui était obligé de cet avis, mais qu’il n’avait rien à craindre de cela ; qu’on attribuait ces lettres à bien des gens avec aussi peu de fondement ; qu’on ne pouvait pas empêcher le monde d’avoir de pareils soupçons, et que le temps apprendrait un jour si ces bruits étaient bien fondés ». Marguerite Périer conte que c’est Florin Périer, et non Pascal, qui a répondu en ces termes, et qu’après quoi il va « en divertir M. Pascal (...) dans la chambre au-dessus de lui » : les Jésuites ne croyaient pas en être si proches. C’est en 1659 seulement que le jésuite Fabri propose publiquement l’identification de Pascal avec l’auteur des Provinciales.
La polémique suit un cours imprévu. Une fois la condamnation d’Arnauld acquise sur le fait comme sur le droit, Pascal est obligé de réorienter le combat. Avec la IVe Provinciale, il attaque le problème de la grâce sur le fond et se tourne contre ceux qui sont à son avis les vrais ennemis de l’augustinisme, les Jésuites. Avec la Ve commence la querelle sur la morale des casuistes laxistes, dont les Jésuites sont aussi les plus fermes représentants. Pascal a été scandalisé par les décisions qui, sous le couvert de la morale chrétienne, aboutissent à autoriser tous les vices et les crimes. Mais il s’est aussi rendu compte que ces problèmes sont plus propres à toucher le public que la théologie de la grâce. Les honnêtes gens, les chrétiens, mais aussi les curés des paroisses découvrent avec stupéfaction les maximes des casuistes ; on s’arrache Escobar, dont la Théologie morale résume leur doctrine. Dans cette seconde phase de la querelle, ses amis de Port-Royal fournissent à Pascal la documentation nécessaire, l’aident pour la composition et la correction des Petites Lettres : « Quand il avait fait une lettre », note le médecin Vallant, « il la portait, la lisait devant eux et, s’il se trouvait qu’un seul de la compagnie n’en fût pas touché et qu’il demeurât morne, quand tous les autres se seraient écriés, il la recommençait et la changeait jusques à ce qu’elle fût au gré de tout le monde. »
La riposte s’organise. Paradoxalement, elle vient d’abord de Port-Royal, du groupe qui craint que ce déchaînement de polémiques ne nuise au monastère. Non sans raison : si Pascal est à l’abri de son anonymat, les religieuses, dépourvues de toute défense, sont des victimes toutes désignées pour la répression. La mère Angélique s’inquiète : « Je ne doute nullement que ce que vous m’avez envoyé ne soit très beau, mais c’est à savoir si le silence en ce temps ne serait pas encore plus beau et plus agréable à Dieu, qui s’apaise mieux par les larmes et par la pénitence que par l’éloquence qui amuse plus de personnes qu’elle n’en convertit. » Barcos, le neveu de Saint-Cyran, déclare que « dans les mauvais temps où nous sommes, nous ne pouvons rien faire de mieux que de nous défendre par l’humiliation, par la patience et par le silence ». Cette attitude prépare peut-être Port-Royal au martyre, qui viendra en son temps ; mais, pour le moment, Pascal, soutenu par Arnauld et Nicole, estime que la priorité est à la défense de la morale chrétienne et de la théologie augustinienne. D’ailleurs, ils se méfient des belles âmes dont les conseils pacifiques font le jeu des Jésuites. Cependant, Pascal juge nécessaire de se défendre, à la fois sur l’emploi qu’il a fait de la raillerie et sur l’exactitude des citations qu’il a extraites des casuistes. Il ne variera pas jusqu’à la fin de sa vie : « On me demande si je ne me repens pas d’avoir fait les Provinciales. Je réponds que loin de m’en repentir, si j’avais à les faire présentement, je les ferais encore plus fortes. » Et aussi : « On me demande pourquoi j’ai nommé le nom des auteurs où j’ai pris toutes les propositions abominables que je cite. Je réponds que si j’étais dans une ville où il y eût douze fontaines, et que je susse certainement qu’il y en a une qui est empoisonnée, je serais obligé d’avertir tout le monde de n’aller point puiser de l’eau à cette fontaine. »
À partir de la XIe Provinciale, Pascal s’adresse directement aux Jésuites, et même au Père Annat, confesseur du Roi, dans les deux dernières. C’est que, du côté des ennemis de Port-Royal, la contre-offensive bat son plein : après la publication de divers libelles anonymes, la Compagnie de Jésus lance dans la bataille le P. Jacques Nouët, qui répond par des Impostures où il dénonce les falsifications et les calomnies contenues dans les Provinciales. Le P. Morel, le P. Annat y vont aussi de leur réfutation, notamment avec La Bonne foi des jansénistes en la citation des auteurs reconnue dans les lettres que le secrétaire de Port-Royal a fait courir depuis Pâques (1657). La dispute sur l’exactitude des citations de Pascal a continué jusqu’à la fin du XIXe siècle ; elle est aujourd’hui largement résolue, à l’avantage des Provinciales, par l’édition des Grands Écrivains de la France établie par Brunschvicg, Boutroux et Gazier, qui donne l’original des textes des casuistes, avec le contexte. On sait aujourd’hui que Pascal a abrégé ou concentré certains textes, mais ne les a jamais falsifiés.
Le miracle de la Sainte Épine
Un événement inattendu est venu l’encourager dans sa lutte. Sa nièce, Marguerite Périer, élève à Port-Royal, est atteinte d’une inflammation des conduits lacrymaux qui a carié l’os du nez ; l’écoulement du pus provoque une puanteur affreuse, qui oblige de « séparer la malade de ses compagnes, lesquelles ne la pouvaient souffrir ». Les chirurgiens prescrivent une opération par le feu, devant laquelle les parents hésitent. Le 24 mars 1657, on apporte à Port-Royal un reliquaire « où est enchâssé dans un petit soleil de vermeil doré un éclat d’une épine de la Sainte Couronne ». Lorsqu’elle voit approcher la pauvre Marguerite, la sœur Flavie Passart, maîtresse des enfants, remarque « que son œil était aussi mal qu’elle l’avait vu le matin », et lui fait toucher l’épine. Quelques heures plus tard, l’enflure a disparu et l’œil paraît « aussi sain que l’autre ». Les médecins constatent la guérison. Est-ce un miracle ? Port-Royal est très méfiant. Un dossier d’instruction est ouvert, qui réunit les rapports des témoins, des médecins, des proches, y compris Blaise, à qui l’événement apparaît comme un signe que Dieu approuve son combat. Du reste, la campagne des Provinciales n’est pas vaine : si les menaces sur Port-Royal s’accumulent, la lutte contre la morale relâchée porte ses fruits . En 1657 le jésuite Pirot publie une Apologie pour les casuistes contre les calomnies des jansénistes : les curés de Paris et de province découvrent avec stupéfaction que l’auteur y revendique, comme saines et orthodoxes, toutes les maximes laxistes que les Provinciales dénonçaient : « Ce n’est plus avec déguisement qu’on y agit », écrit Pascal. « On ne s’y défend plus comme autrefois, en disant que ce sont des propositions qu’on leur impute. Ils agissent ici plus ouvertement. Ils les avouent et les soutiennent en même temps, comme sûres en conscience (...). Il est vrai, dit ce livre en cent endroits, que les casuistes tiennent ces maximes ; mais il est vrai aussi qu’ils ont raison de les tenir. » La Compagnie de Jésus tente rapidement d’étouffer cet ouvrage malencontreux. Mais les curés de plusieurs villes portent plainte devant les autorités ecclésiastiques et exigent des censures sévères. Pascal compose pour eux des écrits, d’un style plus conventionnel que les Provinciales, comme il convient au dossier d’un procès, mais qui ne manquent ni de force ni d’éloquence. Condamné par plusieurs évêques, le P. Pirot est mis à l’Index en 1659. Des décrets pontificaux atteignent toute la morale laxiste quelques années plus tard. De ce côté, Pascal a bien travaillé.
Le concours de la roulette
Ne croyons pourtant pas que sa conversion et ses activités polémiques ont étouffé chez lui le génie mathématique. Pascal a seulement renoncé à y chercher la gloire ; c’est pourquoi il n’a pas publié ses traités de physique, ni diffusé le Triangle arithmétique, pourtant tout imprimé. Mais il s’intéresse toujours à la géométrie ; il s’est même formé des « méthodes pour la dimension et les centres de gravité des solides, des surfaces planes et courbes, et des lignes courbes », qui lui semblent fécondes. « Pour en faire l’essai sur un sujet des plus difficiles », Pascal décide de les appliquer à une courbe qui a donné, une vingtaine d’années plus tôt, matière à de vives polémiques, la cycloïde, trochoïde ou roulette, ligne tracée par un point situé sur un cercle qui roule sans glisser sur un plan. Une anecdote transmise par les Périer veut que Pascal ait tenté de se distraire d’une rage de dents en étudiant cette courbe, et que la géométrie ait triomphé de la douleur. Il résout en tout cas plusieurs problèmes relatifs aux solides engendrés par la rotation de cette ligne autour de son axe et de sa base. Il aurait pu étendre ses découvertes aux surfaces courbes des mêmes solides, s’il avait réussi à mesurer la ligne elle-même et ses arcs. Mais il juge ses résultats suffisants pour lancer un défi à tous les géomètres d’Europe, sous la forme d’un concours doté de prix : quarante pistoles pour le premier qui résoudra tous les problèmes, vingt pour le second. À défaut, Pascal se réservera l’enjeu pour publier ses propres résultats. L’idée d’un tel concours peut nous surprendre aujourd’hui ; mais lancer de pareils défis mathématiques était dans les mœurs des savants du temps. C’est l’idée du prix qui est neuve. Il semble que c’est le duc de Roannez qui l’a suggérée : dès cette époque, Pascal a entamé la rédaction de son Apologie de la religion chrétienne ; Roannez lui aurait conseillé de publier de façon spectaculaire ses découvertes, en sorte qu’on ne puisse accuser l’auteur de l’Apologie d’être un dévot borné. On a parfois insinué que, désireux de prouver publiquement la supériorité de son génie, Pascal était décidé in petto à récuser tous les concurrents, hors lui-même. S’il est certain que l’épisode de la cycloïde marque chez lui un retour d’orgueil scientifique, c’est lui faire un procès d’intention sans preuve que de l’accuser d’avoir agi de mauvaise foi.
D’ailleurs, le concours n’a manqué ni de suspens ni de rebondissements. « Les matières de géométrie sont si sérieuses d’elles-mêmes », écrit Pascal au début d’une de ses circulaires, « qu’il est avantageux qu’il s’offre quelque occasion pour les rendre un peu divertissantes. » En fait de divertissement, il est servi. Dans la première circulaire, publiée anonymement, Pascal propose plusieurs problèmes sur l’aire de la cycloïde, son centre de gravité, la dimension et les centres de gravité des solides de rotation autour de l’axe et de la base. Les réseaux de correspondances entre savants diffusent largement la nouvelle en France et à l’étranger. Plusieurs géomètres de renom se lancent dans une recherche fiévreuse pour respecter le délai de trois mois imparti aux concurrents à partir de juin 1658. Les contributions doivent parvenir à Carcavy, intendant du duc de Liancourt, amateur de sciences et proche de Port-Royal. Première anicroche : Roberval signale amicalement à Pascal une ambiguïté dans l’énoncé des problèmes, sa définition de la cycloïde ne tenant pas compte des cas où elle est allongée ou raccourcie. Pascal est contraint d’envoyer une seconde circulaire de mise au point. En fait, Roberval ne dit pas tout de suite à Pascal qu’il a déjà résolu plusieurs des problèmes proposés, sans cependant les publier, dans l’espoir de s’en servir pour conserver sa chaire au Collège de France. Heureusement, il n’est pas venu à bout des problèmes les plus difficiles. Au surplus, des solutions arrivent rapidement. L’anglais Wren communique la mesure de la cycloïde, que Pascal cherchait en vain, et qu’il n’avait pas mis au concours, et pour cause. À cette nouvelle, l’insupportable Roberval vient signaler qu’il avait aussi ce résultat en poche depuis longtemps, ce qu’il s’était bien gardé de dire auparavant. Pascal conçoit certainement quelque agacement : à ses yeux, c’est la publication d’une découverte qui en désigne l’inventeur ; les constantes revendications de priorité de Roberval lui semblent blesser le savoir-vivre scientifique.
D’un autre côté, un jésuite toulousain, le P. Lalouvère, poussé par Fermat à participer au concours, envoie des réponses aux premières questions. D’abord surpris par ses premiers résultats, Pascal se convainc peu à peu qu’il a été discrètement aidé par Fermat, et que par ce biais il a été informé des découvertes de Roberval. Il attend donc que le jésuite arrive aux questions que ce dernier n’a pas résolues. Or Lalouvère commence à accumuler les erreurs ; Pascal lui signifie sa méfiance. Le jésuite adopte alors une position bizarre : il déclare posséder la solution des problèmes, mais prétend ne la dévoiler qu’une fois publiée celle de Pascal. Celui ci recourt alors à un procédé à la fois élégant et adroit : il prolonge de trois mois, jusqu’en janvier 1659, le délai accordé aux concurrents. Lalouvère, embarrassé, se sent pris au piège. Pascal lui propose alors d’envoyer une solution cryptée à déposer chez Carcavy avec la sienne. Lalouvère refuse. Pascal lui envoie les quatre premières pages de ses Lettres de A. Dettonville, en cours d’impression, qui contiennent la solution de l’un des problèmes de centres de gravité. Lalouvère y trouve la confirmation d’un de ses calculs, et s’empresse alors de faire imprimer le reste de ses solutions. Catastrophe : elles sont fausses. Pascal considère l’affaire close, mais le P. Lalouvère lui en garde une rancune tenace, comme en témoigne la Veterum geometria promota, qu’il publie en 1660. Pascal a aussi des difficultés avec l’Anglais Wallis, mathématicien de valeur, dont le mémoire contient des erreurs de méthode qui le font exclure du prix. Wallis publiera par la suite un De cycloïde dans lequel il proteste contre la brièveté des délais laissés aux savants étrangers et explique, sans bonne foi excessive, son échec au concours. Ces disputes obligent Pascal à publier plusieurs circulaires, parmi lesquelles une Histoire de la roulette qui rend à chacun les découvertes qui lui sont dues ; il en profite pour proposer d’autres problèmes, relatifs aux surfaces courbes, auxquels n’est attaché aucun prix. En fin de compte, le jury constate qu’aucun concurrent n’a satisfait aux problèmes posés en juin. Pascal publie ses Lettres de A. Dettonville (A comme Amos ; c’est un anagramme de Louis de Montalte), où il applique ses méthodes à la roulette et à quelques autres questions.
Le projet de défense de la religion chrétienne et la genèse des Pensées.
La géométrie n’occupe pas toute son activité : il a aussi sur le métier son projet d’apologie de la religion chrétienne. Le miracle de la Sainte-Epine l’a si profondément marqué qu’il supporte mal de le voir contesté par les ennemis de Port-Royal. Il commence donc par réunir des notes sur les miracles en général, la manière de les reconnaître et d’en discerner la signification. Progressivement, son projet se métamorphose : la réflexion de Pascal s’étend à l’ensemble de l’Histoire sainte, et à l’étude morale de l’homme, en vue de bâtir une défense globale de la religion. En 1658, il expose son projet à ses amis au cours d’une conférence à Port-Royal. Son travail est pourtant interrompu brutalement.